« Les étudiants français toujours aussi nuls en anglais » : commentaire par Pierre FRATH de l’article du Monde du 25.08.09

jeudi 10 septembre 2009

Pierre Frath
Université de Reims Champagne-Ardenne

Le point de vue exprimé dans cet article du Monde est assez typique de ce conformisme anglomane des « décideurs » dans notre pays, à savoir qu’en dehors de l’anglais point de salut. Nous voilà incités une fois de plus à nous mettre sérieusement au tout anglais, sinon notre beau pays va prendre du retard. Pourtant, cette langue règne déjà en maître dans les écoles, en LV1 à 90%, et dans l’enseignement aux non-spécialistes dans les universités. Elle est aussi la langue d’une majorité de publications scientifiques, de plus en plus celle de la publicité avec une profusion de slogans en anglais, dans les media, où on ne fait plus du direct, mais du « live », et où une émission radiophonique du matin est dorénavant un « morning », dans la chanson populaire, qui est, tristement, de plus en plus souvent en anglais. Même les graffiti sur les murs de nos villes sont en anglais. C’est dire que le phénomène est massif et touche tous les domaines.

Le seul bilinguisme considéré dans l’article est naturellement un bilinguisme français / anglais, et les seules aptitudes linguistiques mesurées par les tests sont celles en langue anglaise. Tant pis pour ceux qui parlent couramment d’autres langues, soit parce qu’ils les ont apprises à l’école, soit parce qu’ils les parlent dans leurs familles : ils n’entreront pas dans les statistiques. Ce n’est pas que notre score aurait de grandes chances d’être meilleur si les autres langues étaient prises en compte, mais on pourrait alors également tester les pays anglophones. On verrait qu’ils occupent massivement le bas du classement, ce qui améliorerait notre position relative.
La journaliste incrimine facétieusement un ADN gaulois qui serait réfractaire à la langue de Shakespeare. Mais les anglophones s’inquiètent-ils, même pour rire, d’une déficience de leur ADN qui les empêcherait d’apprendre les langues ? Non. En réalité, les langues les indiffèrent parce qu’ils sont au centre de l’empire. Et c’est aussi la raison pour laquelle les Français ont tant de mal à apprendre les LVE : nous savons que nous ne sommes plus au centre du monde, mais culturellement et psychologiquement, nous y sommes encore. Pour contrebalancer ces puissantes représentations collectives, il faudrait un tout autre investissement éducatif. En quarante ans, l’horaire moyen d’enseignement des langues dans le secondaire a été presque divisé par deux et la diversité des langues proposées s’est réduite à l’anglais en LV1 et l’espagnol en LV2, à peu de choses près. A qui la faute ? A nos gouvernements successifs, qui ont bien souvent privilégié la poudre aux yeux bon marché de l’enseignement précoce, dont l’inefficacité est avérée, au lieu de mettre le paquet sur le secondaire en augmentant les horaires, en diversifiant les langues, en installant des centres de ressources efficaces, en adoptant de nouvelles techniques comme l’intercompréhension des langues voisines, etc. Signalons au passage à M. Darcos que les jeunes Allemands, dont on nous vante les capacités linguistiques, bénéficient de cinq heures d’enseignement de langues par semaine.

Mais on ne peut pas jeter la pierre à la journaliste : elle ne fait que refléter le sens commun dans son milieu. Cet article révèle ainsi, malgré lui, une absence inquiétante de réflexion linguistique chez nos élites politiques, économiques et culturelles. Il est vrai que formuler une politique linguistique n’est pas chose aisée, mais nous allons nous y essayer tout de même, en quelques lignes [1].

Il est clair qu’une bonne maîtrise de l’anglais est indispensable pour les générations à venir. C’est la lingua franca du monde, et il serait inconcevable d’en dénier l’usage à nos étudiants. En ce sens, la situation actuelle est effectivement scandaleuse. Comment se fait-il qu’après sept ans au moins passés à apprendre l’anglais dans le secondaire, les résultats soient si chétifs ? Les solutions sont bien évidemment éducatives, notamment en termes d’horaires, je n’y reviens pas, et peut-être aussi en terme d’organisation pédagogique. Mais c’est un autre débat.

Cependant, il faut garder à l’esprit que le tout anglais a beaucoup d’effets très négatifs, et quelques exemples choisis dans le domaine scientifique le montreront clairement. A l’heure actuelle, la plupart des chercheurs effectuent leur recherche en français et traduisent laborieusement leurs textes en anglais quand le moment de publier est arrivé. Si leur maîtrise de l’anglais était meilleure, l’anglais finirait à terme par remplacer le français dans l’enseignement universitaire et notre langue serait rapidement incapable d’exprimer nos connaissances. Ce phénomène est une des causes principales de la disparition des langues : si on ne peut pas exprimer ce qu’on sait dans sa langue maternelle, alors elle perd beaucoup de son utilité et finit par se cantonner à la sphère privée avant de disparaître pour de bon. C’est ce qui est arrivé aux langues régionales. Ce danger est encore lointain pour les grandes langues européennes, mais il est déjà perceptible en Suède, où l’effort en faveur de l’anglais est massif depuis des décennies, et où les autorités commencent à s’inquiéter du phénomène au point d’envisager des changements à l’université en faveur du suédois.

Autre problème : la maîtrise d’une langue ouvre naturellement une voie privilégiée aux publications écrites dans cette langue. C’est ainsi que nombre de domaines sont vus par les chercheurs uniquement d’un point de vue anglophone, qui n’est pas forcément le meilleur, tout particulièrement dans les sciences humaines. C’est le cas aussi de la politique et de l’économie, deux domaines où les pratiques anglo-saxonnes, en particulier américaines, ont montré leur ineptie et leur mépris pour l’éthique.

Il faut donc apprendre l’anglais, certes, mais aussi d’autres grandes langues telles l’allemand, le français, le russe, l’italien, l’espagnol, et d’autres encore, qui véhiculent des conceptions du monde capables de rivaliser avec les anglo-saxonnes. Il est donc vital de proposer deux, voire trois langues parmi une liste diversifiée à nos collégiens et lycéens, et de les inciter à poursuivre l’apprentissage des langues tout au long de la vie. Il va sans dire que le plurilinguisme constitue un avantage écrasant pour tout jeune diplômé, car les pays étrangers sont souvent des lieux accueillants pour l’emploi, et pas seulement les pays anglophones, qui semblent obnubiler la journaliste. Un jeune ingénieur de ma connaissance travaille à Stuttgart chez un grand équipementier automobile : la petite équipe à laquelle il appartient est en partie francophone, les contacts avec les collègues non-francophones se font en allemand, et les rapports avec les partenaires à l’étranger, notamment en Inde, se font en anglais. Comme il parle aussi le russe, il participe à des projets avec des clients russes. Sans les langues, ou seulement avec l’anglais, il n’aurait pas obtenu cet emploi. Une étude britannique a estimé que leur monolinguisme coûtera de plus en plus cher aux jeunes diplômés britanniques : à compétences égales, une multinationale préférera recruter un anglophone non-natif, car elle sera assurée qu’il parle au moins une autre langue, sa langue maternelle.

Mais il n’y a pas que les grandes langues européennes, il y a aussi les langues dites modimes (moins enseignées, moins diffusées), telles le chinois, l’arabe, le japonais, le polonais, le bulgare, le portugais, etc. Là aussi, il existe des dispositifs qui permettent de proposer ces langues à l’apprentissage, notamment dans des Centres de Ressources de Langues, qui fonctionnent selon les principes de l’autoformation. Pour avoir mis en place des CRL multilingues offrant plus d’une vingtaine de langues, l’auteur peut rassurer le lecteur : dès lors que l’étudiant est motivé, l’apprentissage se fait. Par surcroît, l’expérience montre que l’offre stimule la demande. Si on leur en donne la possibilité, beaucoup d’étudiants se lancent dans apprentissage des langues modimes, avec des motivations diverses et variées, et très souvent improbables. Cela va de la quête d’identité pour les descendants d’immigrants à l’objectif professionnel (un emploi en vue au Portugal, par exemple), en passant par une passion pour les mangas japonais, la littérature russe, ou le cinéma italien.

Il y a donc mieux à faire que (mal) bachoter l’anglais pendant toute une scolarité et se faire évaluer au final par le TOEFL et le TOEIC, dont les spécialistes connaissent bien les limites. Les solutions existent, il suffit d’avoir l’imagination de les mettre en œuvre. Car le monolinguisme de l’anglais n’est pas une solution d’avenir. Il mènerait inéluctablement à un appauvrissement culturel général, à un formatage de la pensée, à une perte d’identité, à la sujétion à une culture dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est singulièrement nombriliste et centrée sur elle-même. Les anglophones en général ne s’intéressent qu’à leurs films, leurs livres, leur musique. Pour s’en persuader, il suffit de comparer une grande librairie parisienne avec son équivalent à Londres. Dans la première, d’innombrables traductions et des livres en langues étrangères, dans la seconde, beaucoup moins. On peut aussi s’amuser à compter les films étrangers en VO dans les deux capitales. Même en sciences, les articles écrits par des anglophones se distinguent par une absence presque totale de référence à des auteurs étrangers.

Certains diront peut-être que les anglophones sont effectivement les meilleurs et qu’il est dès lors justifié qu’ils ne s’intéressent pas aux autres. Ceux-là feraient bien de relire ce que disait Albert Memmi dans son Portrait du colonisé. Ce dernier, surtout s’il est éduqué dans la langue du colonisateur, se persuade volontiers de l’infériorité de sa propre culture en faveur d’une surévaluation fantasmatique de la culture du colonisateur, qui ne le mérite peut-être pas tant que ça. « Le colonisé, ajoute-t-il à propos de l’indépendance des colonies, ne connaissait plus sa langue que sous la forme d’un parler indigent... Revenant à un destin autonome et séparé, il retourne aussitôt à sa propre langue. On lui fait remarquer ironiquement que son vocabulaire est limité, sa syntaxe abâtardie, qu’il serait risible d’y entendre un cours de mathématiques supérieures ou de philosophie. Même le colonisateur de gauche s’étonne de cette impatience, de cet inutile défi, finalement plus coûteux au colonisé qu’au colonisateur. Pourquoi ne pas continuer à utiliser les langues occidentales pour décrire les moteurs ou enseigner l’abstrait ? »

Des secteurs entiers de l’économie et de la recherche ont d’ores et déjà fait le choix de « décrire les moteurs » et « d’enseigner l’abstrait » en anglais, et cela, sans avoir l’excuse d’y être contraint par l’état du français, nullement désastreux pour l’instant. Au Portugal, une étude américaine financée par le gouvernement portugais pour améliorer l’université a formulé la recommandation que les enseignements se fassent en anglais plutôt qu’en portugais. Espérons que le gouvernement portugais a pour quelques sous de jugeote…

Apprendre l’anglais oui, cent fois oui. Apprendre seulement l’anglais et croire que les lendemains qui chantent sont juste au bout du TOEFL, c’est de la bêtise.

(Pour ceux qui s’intéressent au plurilinguisme, voir le site de l’Observatoire Européen du plurilinguisme)


[1Pour des propositions plus détaillées, on peut consulter le site de l’auteur : http://www.res-per-nomen.org/respernomen/perso/mespubs.html