« Guerre 1914-1918 et solidarité », par Francis Wallet

jeudi 27 mars 2014

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Dans un monde où tout pousse à l’individualisme, les valeurs de la solidarité ont besoin, me semble-t-il, d’être rappelées et confortées. Comme l’année 2014 commémore le conflit de 1914-1918, il m’a paru opportun de rappeler le rôle qu’ont joué l’APLV et Les Langues Modernes sur le plan de la solidarité pendant ces années de guerre.
Il convient, tout d’abord, d’avoir présent à l’esprit le contexte communicationnel d’il y a un siècle. Nous vivons dans un monde où la communication envahit tout. Le téléphone ne nous quitte pas, la radio, la télévision, Internet tissent un réseau autour de nous. Il est parfois difficile d’imaginer qu’en 1914 le seul moyen de diffuser l’information était la presse et dans ce contexte il faut souligner le rôle qu’a pu jouer notre revue : voici quelques exemples.
En 1914, l’APLV n’existait que depuis onze ans (Voir à ce propos le numéro des LM sur le centenaire de l’APLV, 1-2003), et le premier fascicule, paru en mai 1903, du Bulletin de la Société des Professeurs de Langues Vivantes de l’Enseignement Public, qui prendra son nom actuel en 1907. La revue, comme la Société nouvellement créée permettrait de faire connaître « les études et les expériences du corps enseignant et fournirait à chacun de ses membres le moyen d’exprimer en toute indépendance ses opinions personnelles » (Bulletin n°1 de mai 1903). L’un des maîtres d’œuvre de la fondation de l’association, C. Sigwald, qui fut le premier président, était partisan de l’éclectisme et de la liberté du professeur et n’avait pas apprécié que la circulaire de 1903 sur les langues vivantes ne mentionne pas la liberté du professeur pourtant votée par le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique...
Chaque année devaient paraître dix bulletins mensuels et les articles des premiers numéros sont presque tous consacrés à des communications sur la méthode directe qui venait d’être présentée. Puis, sans cesser d’être un journal professionnel, un instrument de travail pratique, la revue s’efforce « de donner des renseignements sur le mouvement des idées dans les pays dont nous enseignons la langue et la culture et de se mêler à la vie étrangère dans la mesure où cette information peut servir à notre enseignement dans les classes de la troisième période », ce qui, selon la terminologie de l’époque, correspond aux classes de seconde à terminale.

Pendant la période 1914-1918, la revue continua à paraître, mais sous la pression des événements, le contenu se modifia. Il convient de citer ici la circulaire du Ministre de l’Instruction Publique demandant aux recteurs d’ouvrir le Livre d’Or de l’Université :
« Les armées qui combattent pour le salut de la France comprennent dans leurs rangs vingt-cinq mille membres de l’enseignement public. Tous font leur devoir. Mais il conviendra de retenir pieusement les noms de ceux qui accomplissent des actions d’éclat ou qui verseront leur sang pour la Patrie. Vous voudrez bien avec le concours des Inspecteurs d’Académie, dresser, d’après les documents officiels, la liste des membres de l’enseignement public, appartenant à votre ressort, qui auront mérité, pendant la campagne, une promotion de grade, une distinction militaire, une citation à l’ordre de l’armée, et, d’autre part, la liste de ceux qui seront tombés, morts ou blessés, sur le champ de bataille. Vous me communiquerez une copie de ces listes, véritable Livre d’Or de l’Université. Albert Sarraut. »
( LM, n°10 de décembre 1914).
La revue ajoutait « Par des extraits du Livre d’Or de l’Université, nous nous ferons un pieux devoir de constituer dans notre Bulletin, le Livre d’Or des professeurs de langues vivantes. On vit donc apparaître à chaque première page de la revue la rubrique « Au Champ d’Honneur » qui mentionnait, non seulement les morts au Champ d’Honneur mais également les disparus, les blessés, les citations, les promotions, les décorations (Légion d’Honneur, Médaille Militaire). Cette rubrique paraîtra jusqu’aun° 3 de septembre 1919.
Dès décembre 1914, la revue avait fait paraître le communiqué suivant « Le comité examine les répercussions de la guerre sur la vie de notre association, écartant provisoirement les revendications corporatives, il décide d’ajourner les réunions pédagogiques. Le comité constate que la guerre a rompu, de fait, toutes relations entre l’Association et l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Turquie, et déclare, en outre, exclus de l’Association les membres associés de nationalité allemande, austro-hongroise ou turque. » La revue va donc faire une grande place à la liaison avec les adhérents. Dans chaque numéro, la chronique du mois comportait la rubrique « nos mobilisés » qui s’efforçait de donner des nouvelles des collègues au front, publiant les affectations, les lettres qu’ils écrivaient, les articles, voire les poèmes inspirés par les événements. À titre d’exemple, citons ce passage, paru dans le n° 3 de juillet 1918 :
« Nous apprenons avec le plus vif plaisir que notre ami, M. Koessler, officier interprète, ancien secrétaire de l’Association, vient d’être interné à Interlaken après une captivité de quatre années et de bien mauvais traitements de la part des Allemands ».
La chronique continuait ainsi : « On sait comment se comportent nos jeunes collègues sous le feu de l’ennemi. Les glorieuses citations qu’a publiées cette revue nous ont largement renseignés à cet égard. Mais sait-on que ces mêmes jeunes gens sont parfois chargés d’exposer, soit dans un pays de langues anglaise, soit devant un auditoire d’officiers ou de soldats Alliés, nos revendications les plus légitimes et les plus chères ? Il ne saurait nous être indifférent d’apprendre qu’ils font aussi bonne figure derrière la table du conférencier qu’à la tête d’une section ou d’une compagnie. Voici, entre autres témoignages, celui que nous apporte le Western Daily Mercury du 24 avril dernier : « Captain B’s lecture at PI, last night on Alsace-Lorraine will linger long in the memories of all who heard it. It was a remarkable thing that a Frenchman should hold an English audience spell-bound for more than an hour, speaking their language with more ease and grace than most Englishmen can achieve, and bringing to his theme the attraction of a rich natural eloquence, a native gallic wit, and an acquired English sense of humour. No more enthusiastic applause has ever been given to a speaker than that which greeted the peroration of this gallant officer and cultured gentleman...
La rubrique signalait également les différentes nominations dans les établissements et les changements d’adresse des collègues, jouant là le rôle de moteur de recherche d’Internet...
L’association se préoccupe également de l’affectation des interprètes militaires, remplissant ici un rôle, qui, aujourd’hui, serait syndical. En effet, lors de l’AG du 16.12.1915, le président H. Dupré, dans son allocution parle des interprètes désignés au petit bonheur. (LM n° 1 de janvier-février 1915). On signale des agrégés normaliens qui ne sont pas nommés alors qu’un coiffeur ayant exercé trois mois à Londres est interprète. De nombreuses démarches sont faites auprès du Ministère.
À titre d’exemple, voici ce qu’écrivait H. Dupré le 14 juin 1917 (LM n°4 de juillet-août 1917)
« Monsieur le Ministre,
Au moment où des troupes américaines s’apprêtent à seconder les efforts de notre armée et de l’armée britannique pour chasser l’envahisseur de notre territoire, permettez-moi une fois encore d’attirer votre attention sur la nécessité de recruter des interprètes militaires de la façon la plus efficace possible. Vous n’ignorez pas qu’au début de la guerre, les choix faits ont causé de graves mécomptes ; des militaires dépourvus de savoir et de savoir-vivre ont été chargés de fonctions délicates auxquelles ni leur éducation, ni leurs relations ne les avaient préparés. Les professeurs de langues vivantes que leurs études, leurs habitudes semblaient devoir désigner tout particulièrement pour ces fonctions, se virent trop souvent préférer des militaires notoirement insuffisants... J’ai eu l’honneur, à la date du 27 avril, de vous faire part des plaintes formulées devant moi à ce sujet, par des officiers anglais et dont j’ai été péniblement affecté. »
Suivait une proposition qu’un pourcentage fixé aux deux tiers soit établi pour les nominations aux postes d’interprètes et que les autres nominations soient régulières et le résultat d’un concours. M. Bellin, chef de Cabinet du Ministre de l’Instruction Publique, transmit la requête au Ministre de la Guerre et voici quelques éléments de sa réponse :
« Il n’est pas possible d’envisager de nominations d’office en faveur de professeurs titulaires de diplômes universitaires : pour les postes dont il s’agit, il est nécessaire, en effet, de tenir un compte sérieux des aptitudes physiques et de certaines connaissances militaires et il serait imprudent d’être lié par une fixation rigide... signé Foch » (LM n° 4 de juillet-août 1917).
Notons cependant qu’une dispense d’examen pour les certifiés, licenciés et agrégés avait été adoptée (LM n° 4 de juillet 1917) et qu’une proposition de loi, conférant le grade d’aspirant aux interprètes détachés à l’armée britannique est mentionnée (LM n°1 de janvier-février 1917). Il existait au début de 1916, d’après une réponse à une question du 9 décembre 1915, JO, 151 collègues en fonction d’interprètes sur les 168 professeurs de langue mobilisés (anglais et allemand).
L’action de l’APLV ne se bornait pas aux contacts avec les collègues, à l’information et aux démarches auprès du ministère. De nombreuses actions ponctuelles en font foi. En voici quelques exemples.
Citons cet appel en faveur des prisonniers de guerre :
« Profitant des circonstances qui ont groupé dans un camp de prisonniers des éléments divers, un groupe d’instituteurs et de professeurs a songé qu’ils pourrait mettre à profit les heures de loisirs dont ils disposent en instituant des cours d’un intérêt général et pratique... Chargé de l’organisation des cours d’anglais, je me permets, étant donné le caractère essentiellement désintéressé de notre entreprise et en ma qualité de futur collègue, de faire appel à votre Société pour nous aider à réunir les ouvrages dont nous avons besoin ... » . Suit une liste d’ouvrages. (Appel paru, appuyé par le secrétaire général de l’Association, dans les LM n° 4 de juillet-août 1915). Il est à remarquer qu’il n’était pas toujours facile de faire parvenir des livres aux prisonniers : c’est ainsi que dans la revue (LM n° 5 de septembre-octobre 1915) on note que des prisonniers ont été déplacés par représailles pour les mauvais traitements auxquels sont soumis les prisonniers allemands dans les colonies françaises et surtout au Maroc...
Citons également cette démarche « Pour les petits Alsaciens » : « Le bureau de l’Association s’est fait un doux devoir de voter une somme de 100 francs pour acheter des livres de prix destinés aux écoliers alsaciens. Ces livres ont été choisis par un de nos collègues de façon non seulement à instruire, à intéresser leurs jeunes lecteurs mais aussi à leur inspirer l’amour de la France et un vif sentiment d’admiration pour le génie français... C’est avec une intense émotion patriotique que le Bureau, au nom de l’Association a contribué à la joie d’enfants qui, le cœur plein d’allégresse, viennent se ranger sous l’aile maternellement tutélaire de la France. » (LM n° 4 de juillet-août 1915). Dans le même ordre d’idées à l’AG du 13 septembre 1917, il avait été voté un crédit pour le secours aux victimes de guerre, en particulier pour « l’Accueil Français, orphelinat secondaire et supérieur, pour les élèves des écoles d’Alsace. (LM n° 1 de janvier-février 1918).
Il faudrait encore citer un « appel en faveur de nos collègues des pays envahis » N’oublions pas, en effet, qu’une partie du nord de la France était occupée par les Allemands. « Nos collègues des pays envahis, lorsqu’ils sont évacués ou rapatriés, et pourvus d’un nouveau poste, se trouvent, non seulement privés de leurs notes et travaux antérieurs, mais encore mis en demeure de se procurer tous les livres requis pour préparer leurs classes. Nous ne doutons pas que ceux de nos collègues qui n’ont pas subi les mêmes épreuves ne veuillent, de grand cœur, donner à ceux qui sont frappés par la guerre les ouvrages, encore en usage, dont ils se servent peu, soit qu’ils les possèdent en double exemplaire, soit qu’ils aient changé de service ou de spécialité. Ils pourraient, ou bien nous faire parvenir ces livres, ou s’ils le préfèrent, nous en donner la liste avec leur nom et adresse. Nous nous chargerions de transmettre ces renseignements aux intéressés... Pour faire face aux frais d’expédition qui peuvent nous incomber nous accepterions avec reconnaissance des dons en argent ». (LM n° 3 de juillet-août 1918). Cet appel émanait du Comité et de nombreux collègues qui n’étaient pas professeurs de langue. Enfin, il faudrait mentionner l’appel qui ouvre le numéro de la revue d’octobre-novembre-décembre 1918 et qui s’intitule : « Pour nos camarades réfugiés et rapatriés. Appel à nos Sociétaires. La délivrance de nos régions envahies, en remplissant de joie nos cœurs de Français, nous a malheureusement aussi causé bien des tristesses, en nous dévoilant d’infinies misères que nous ne pressentions que trop. Une des plus douloureuses sans contredit, parce qu’elle est surtout d’ordre moral, a été, pour nos collègues habitant ces régions, la destruction ou la disparition de leurs livres, de leurs notes et de leurs travaux. Or que peut un professeur sans ces chers compagnons d’existence, qui sont comme une partie de lui-même ?... Aussi est-ce avec une pleine confiance que nous adressons un pressant appel à tous ceux qui, ayant eu le bonheur d’échapper à ces souffrances, seraient disposés à aider nos malheureux compatriotes et collègues à se refaire une modeste bibliothèque, en puisant dans le superflu de la leur... » (LM n° 4 d’octobre-novembre-décembre 1918)
Ces quelques exemples, pris à des moments différents et on pourrait en relever d’autres, montrent que la solidarité des membres de l’Association ne s’est jamais relâchée pendant toute la durée du conflit et souligne le rôle joué par l’APLV et Les Langues Modernes. Cette notion de solidarité qui a sous-tendu l’action de l’Association pendant la Grande Guerre peut, grâce aux moyens d’information et de diffusion dont nous disposons maintenant, être un élément de rassemblement et d’aide pour tous les collègues qui parfois, travaillent dans des conditions difficiles. Plus nous serons de participants et plus nous pourrons nous aider les uns les autres.