« Rapport Cambridge English : pas de quoi fouetter un chat ! », par Pierre Frath

jeudi 5 janvier 2017
 Jean-Marc DELAGNEAU

A propos du communiqué de presse de Cambridge English du 13 décembre 2016 :
« English at work », l’étude mondiale sur l’anglais au travail de QS pour Cambridge English révèle le trop faible niveau d’anglais des ingénieurs en France.

Pas de quoi fouetter un chat !

Ce communiqué de presse a été écrit par Bpr France, une agence de relations publiques au service des entreprises et de leurs marques. Il a été commandité par le bureau français de Cambridge English Language Assessment, une organisation bien connue des enseignants d’anglais pour ses examens et certifications, qui jouissent d’une bonne réputation. Il reprend les conclusions d’un rapport établi par QS Quacquarelli Symonds Limited, une entreprise qui produit et vend des évaluations et des classements dans des domaines liés à l’enseignement supérieur. Leur site web mentionne des bureaux à Londres et à Singapour, et dans quelques autres villes, mais ne dit rien sur ses propriétaires ni sur leur modèle économique. Le comité scientifique de QS comprend des universitaires et des chercheurs dont la plupart sont anglo-saxons (beaucoup d’Australiens) ou actifs dans des universités anglophones ailleurs dans le monde.
L’étude s’appelle English at work. Elle a été conduite auprès de responsables de ressources humaines dans des entreprises de 38 pays, dans 20 secteurs d’activité. Elle analyse plus de 5000 réponses à des questionnaires concernant l’anglais dans les entreprises. Il s’agit donc d’une étude déclarative : on analyse ce que les responsables de RH disent de ce qui se passe dans leur entreprise concernant l’anglais, sans qu’on connaisse ni leurs motivations, ni la validité des données fournies.
Parmi les questions posées, il y en a une qui concerne le niveau d’anglais des employés : « Les salariés ont-ils vraiment le niveau d’anglais requis par leurs employeurs ? »
Pour l’ensemble des responsables RH interrogés, le pourcentage des salariés ayant le niveau d’anglais requis pour réussir au sein de leur entreprise, se répartit comme suit :
- Top Management : 78% (France : 94,6%)
- Marketing : 74% (France : 87,3%)
- Service commercial : 70% (France : 79%)
- Service clients : 68% (France : 80 %)
- Production (ingénieurs) : 65% (France : 58,5 %)
- Comptabilité-Gestion : 64% (France : 65 %)
- Ressources Humaines : 60% (France : 59 %)

On voit que le niveau français est globalement bon, comparé aux autres pays, sauf chez les ingénieurs, où il est plus faible : 58,5 % en France contre 65 % ailleurs en moyenne. C’est une différence significative, mas pas fondamentale. Pourtant, c’est ce seul cas que met en avant le communiqué dans son titre tonitruant.
Le communiqué vise les journalistes, dont il espère qu’ils reprendront l’information sans réfléchir, car elle va dans le sens de l’opinion généralement admise que les Français sont faibles en anglais parce que l’enseignement de cette langue se fait mal dans le système scolaire. Il faut donc s’attendre à des titres-clichés du genre « La France en retard en anglais », ou « L’échec de l’école en anglais », ou « Le niveau en anglais des ingénieurs est trop bas », ou « La compétitivité des entreprises mise à mal par le faible niveau des ingénieurs en anglais », etc.
Ce que Cambridge vise ici, c’est le marché des écoles d’ingénieurs, où le TOEIC et le TOEFL sont mieux implantés, et auxquelles elle souhaite vendre ses tests et ses cours. C’est donc clairement une argumentation pro domo tout à fait tendancieuse.
Ce genre d’études comporte aussi un message subliminal : il vise à renforcer l’hégémonie de l’anglais dans l’esprit des « décideurs » en confortant les lieux communs sur son usage vital pour toute entreprise qui se respecte. Certes, l’anglais est nécessaire, mais les autres langues aussi, et peut-être plus encore : il vaut mieux disposer d’un vivier de cadres polyglottes capables d’aller négocier en russe, en arabe, en chinois, en espagnol, en allemand, en japonais, etc., avec tout ce qu’un apprentissage de ces langues induit comme connaissances culturelles chez des apprenants motivés, plutôt que dans un anglais d’aéroport déculturé et sommaire qui ne permet pas un vrai contact avec les interlocuteurs étrangers. Il est fort probable que parmi les ingénieurs, il y en ait qui maîtrisent d’autres langues que l’anglais, mais ces compétences ne sont pas mesurées et elles sont négligées par les entreprises, toutes à leur obsession de l’anglais. Les études du genre de celle de QS font l’impasse sur les autres langues, y compris dans les pays anglo-saxons, où très peu de cadres parlent autre chose que l’anglais. Il est donc vital pour eux que les autres peuples parlent leur langue, d’autant plus que cela leur donne l’avantage dans les négociations, car c’est celui qui s’exprime le mieux qui emporte souvent la mise.
Maintenant le fond : les ingénieurs français ont-ils vraiment des problèmes avec l’anglais ? Peut-être que oui. Les vieilles générations n’ont pas fait beaucoup de langues pendant leur scolarité, et leur niveau en anglais est sans doute assez faible. Quant aux jeunes, les enseignants de langues qui travaillent dans des écoles d’ingénieurs connaissent très bien le manque de motivation des étudiants pour les matières qui ne sont pas centrales, et notamment l’anglais. Il y a des étudiants de bon niveau, certes, mais pour la plupart, il ne s’agit pas d’apprendre la langue, mais de réussir au test, ce qui est souvent obligatoire pour obtenir le diplôme. Les enseignants d’anglais dans les grandes écoles le savent fort bien et proposent souvent des cours de préparation. Paul Valéry disait déjà dans les années trente : « Du jour où vous créez un diplôme, un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s’organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous les moyens. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études » (Le bilan de l’intelligence, page 45, Éditions Allia, 2012).
Les tests de Cambridge, comme tous les autres, font partie de ce « dispositif » qui se concentre sur le « minimum exigible ». On ne voit donc pas comment, faisant partie du problème, ils pourraient contribuer à une solution pour améliorer la situation.
Que faire, donc ? La situation des langues dans l’enseignement secondaire est trop complexe pour être évoquée ici en quelques lignes. Concentrons-nous sur ce que peuvent faire les écoles d’ingénieurs. Elles peuvent viser la « formation de l’esprit » et développer le plurilinguisme parmi leurs étudiants en leur permettant de valoriser les connaissances acquises dans le secondaire ou bien grâce à leur histoire personnelle ou familiale. Elles peuvent aussi les encourager à apprendre d’autres langues en tant que grands débutants. Il s’agit donc de mettre en place des dispositifs souples qui visent, non pas à atteindre un « minimum exigible », mais un maximum dans des langues librement choisies, y compris l’anglais, qui serait du coup plus attractif. L’évaluation pourrait se faire par une sorte de contrat : on négocierait avec les étudiants un niveau à atteindre au terme de leur scolarité dans les langues de leur choix, en fonction de leur niveau de départ et de la difficulté des langues choisies. La réussite donnerait lieu à une mention sur le diplôme, ce qui améliorerait sans nul doute leur employabilité et augmenterait en retour la motivation des étudiants.
Nous ne sommes pas condamnés à une monoculture stérile et débilitante de l’anglais. Les langues, c’est autre chose qu’un précaire niveau d’anglais certifié par d’incertains tests linguistiques.

Pierre Frath
Professeur émérite à l’université de Reims Champagne-Ardenne