Catherine Mendonça Dias et Karine Millon-Fauré, Mathématiques en Français Langue Seconde et en Langue Etrangère. Editions Hachette. 20.30€
Dans cet ouvrage, Catherine Mendonça Dias, enseignante-chercheuse en sciences du langage et Karine Millon-Fauré, didacticienne des mathématiques, mettent en évidence une réalité peut-être contre-intuitive, le fait que toute discipline scolaire est une discipline linguistique, puisqu’elle ne saurait exister sans le langage qui la sous-tend, la structure et lui donne corps, c’est-à-dire lui permet d’exister en tant que discipline et l’incarne pour les apprenants. Christophe Hache le rappelle dès la préface : « Les problématiques langagières sont indissociables des problématiques d’enseignement […] l’apprentissage des mathématiques se fait aussi au travers d’activités langagières ». Les autrices rappellent d’ailleurs fort justement le constat de Laurent Gajo que nous parlons à tort de DNL (disciplines non-linguistiques) et qu’il faudrait évoquer des DdNL (disciplines dites non-linguistiques), tellement il est difficile de distinguer l’objet d’apprentissage du médium d’apprentissage. Dans le cas d’élèves allophones, qui reçoivent l’enseignement dans une langue en cours de maîtrise pour eux, ainsi que pour les élèves inscrits dans des dispositifs comme les SELO (sections européennes et de langues orientales), distinguer discipline scolaire non-linguistique et langue d’apprentissage est sans objet, même s’il est fondamental, comme le rappellent les autrices, que les enseignants sachent analyser si l’échec de leurs élèves dans la réalisation d’une tâche provient de l’incompréhension de l’énoncé, de la méconnaissance des concepts disciplinaires, ou d’autres causes.
D’ailleurs, la réalité de l’apprentissage ne peut se réduire à une dichotomie objet d’étude – médium d’apprentissage. Les autrices utilisent la notion très intéressante de « plurilinguisme interne » : au sein de la même langue, qu’elle soit maternelle ou non, existent des registres verbaux divers. Les autrices mettent en évidence, par exemple, les trois niveaux que sont le langage courant, le langage mathématique et le langage scolaire, mais on pourrait aller plus loin encore : tout locuteur manipule au quotidien divers registres, familier, amical, formel, savant, etc., avec des syntaxes, des phonologies, des intonations, du lexique différents, c’est-à-dire qu’être locuteur d’une langue signifie un jeu constant et une pratique « plurilingue » de registres et de niveaux de langue. Apprendre en langue étrangère, certes, rajoute de la complexité, mais ne diffère pas fondamentalement du processus d’appropriation du/des discours en L1, puisque le processus de verbalisation, de « mise en mots », est le même quelle que soit la langue ou les langues dans laquelle ou lesquelles on réfléchit, on mène son « discours intérieur », essentiel dans un processus de conceptualisation. Les autrices rappellent qu’un apprentissage en DNL demande plus de temps et exige de la part des enseignants une réflexion pédagogique différente, mais les résultats peuvent être spectaculaires. Catherine Mendonça Dias montre que la compétence mathématique des élèves est la même, même si les non-francophones font plus d’erreurs de langue, un professeur de mathématiques cité indique même que ses élèves allophones sont de bien meilleurs mathématiciens que les autres élèves de son lycée. La concentration sur le message qu’implique le travail dans une langue étrangère favorise la réflexion linguistique et métalinguistique ainsi que l’acquisition de nouveaux termes et de nouveaux concepts.
L’ouvrage se focalise sur l’apprentissage des mathématiques, mais ses analyses pourraient s’appliquer également aux autres disciplines. Les autrices font allusion à d’autres situations d’apprentissage, comme les cours d’histoire, de géographie, d’arts plastiques, d’EPS, et c’est en effet ce qui se produit dans les cours en termes de conceptualisation et d’aide à la mémorisation qui importe. Si les élèves allophones ou de SELO ont besoin de plus de concentration pour comprendre, construire, interagir, rédiger, mémoriser dans une langue étrangère, les professeurs de DNL doivent pour leur part simplifier leur discours, adapter leur pédagogie, peut-être faire davantage confiance à leurs élèves, et cela constitue une aide à l’acquisition.
Le statut des mathématiques différe cependant peut-être, pour deux raisons. D’abord, c’est une discipline qui s’appuie sur un langage très rigoureux, où les termes ne sont pas interchangeables : on ne peut employer « cercle » et « rond », « centre » et « milieu » indifféremment. Les autrices évoquent des termes comme « sommet », « arête » ou « face », qui ont un sens différent en mathématiques et dans le langage commun. Même les conjonctions « et » et « ou » ont des sens plus précis. D’autre part, les mathématiques impliquent un niveau d’abstraction de la pensée qu’on ne retrouve pas dans les autres disciplines… à l’exception peut-être de l’acquisition des langues, toujours labile et jamais achevée (« Difficile de parler de « maîtrise de la langue » comme un absolu à viser ! »).
L’ouvrage de Catherine Mendonça Dias et Karine Millon-Fauré est, on l’aura compris, extrêmement stimulant. La pertinence scientifique des analyses permet de se poser des tas de questions. Les autrices ont le souci constant de définir les concepts qu’elles emploient et rappellent les nomenclatures et référentiels d’autres chercheurs. A ce titre, « Mathématiques en français langue seconde et en langue étrangère » sera très utile aux étudiants de FLE et de langues curieux de l’enseignement en DNL. Cet ouvrage est aussi d’un grand intérêt pour les enseignants de langues, parce qu’il regorge d’idées de mises en œuvre pédagogiques, adossées, certes, aux mathématiques, mais facilement transposables à d’autres situations de classe. La réflexion sur les pratiques de groupe ou sur l’articulation oral-écrit, par exemple, est éclairante pour tout enseignant. Un chapitre passionnant est consacré aux ethnomathématiques et, comme son titre, « Des ethnomathématiques à l’approche interculturelle », l’indique, il ouvre des perspectives quant à la prise en compte des cultures et biographies langagières des élèves. La réflexion est aussi valable pour bien des domaines du savoir, tant nous avons tendance à oublier que toutes les cultures ne perçoivent et n’interprètent pas la réalité de la même manière. Cet encouragement à concevoir les différences sans jugement et dans le respect n’est pas un des moindres intérêts de « Mathématiques en français langue seconde et en langue étrangère ».
Jean-Luc Breton