HAMM, Albert. Les langues et cultures étrangères à la faculté des lettres de l’université de Strasbourg (1838‐1967). Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg. 2023. 461 pages, 28 euros.
Voici un livre qui va passionner les étudiants et les enseignants de la Faculté de langues de l’établissement universitaire qu’on appelait dans un passé récent l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, puis l’Université Marc Bloch, maintenant intégrée à la nouvelle Université de Strasbourg née en 2009 de la fusion des trois établissements issus de la division de l’ancienne université après les évènements de mai 1968. Mais son histoire est bien plus ancienne, puisqu’elle remonte à la création du Gymnase protestant par Jacques Sturm et Martin Bucer en 1538. Devenue une université de plein exercice en 1621, elle fut longtemps une des principales universités protestantes d’Europe. Cette situation ne changea pas après l’annexion de Strasbourg par Louis XIV en 1681, ni même après la Révocation de l’édit de Nantes en 1685, qui ne s’appliqua pas en Alsace. Les enseignements se faisaient d’abord en latin, puis en latin et en allemand. Le français ne se développa qu’à partir de la Révolution. L’étudiant le plus célèbre de cette période fut certainement Goethe, qui étudia le droit à Strasbourg d’avril 1770 à août 1771. L’apprentissage des langues était facultatif, au même titre que celui de l’escrime et de la danse. Elles étaient enseignées par des maîtres de langues, souvent des locuteurs natifs mal considérés et donc mal payés.
La médecine et le droit étaient des matières pour lesquelles Strasbourg était très réputée. Mais à partir de 1752, il s’y développa aussi une « école diplomatique » qui attira les élites politiques européennes, et notamment Metternich, qui négocia pour l’Autriche au Congrès de Vienne en 1815. L’université subit quelques vicissitudes pendant la Révolution, mais elle fut finalement reconstituée en 1801 sous le nom de Séminaire protestant et intégrée au projet universitaire national engagé par Napoléon. La période 1808‐1810 vit la séparation des Sciences et des Lettres, ce qui permit un fort développement des études classiques à Strasbourg. L’enseignement se faisait en français et/ou en allemand. La première véritable percée des langues à Strasbourg fut la création d’une chaire de littérature étrangère en 1838, consacrée essentiellement à l’étude comparative des littératures d’Asie et d’Europe.
La défaite française de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Moselle bouleversèrent profondément l’université de Strasbourg. L’Allemagne décida de défranciser (entwelschen) autant que possible l’ensemble de la société, à commencer par l’école. Elle créa une toute nouvelle université, la Kaiser-Wilhelms-Universität (Université Empereur Guillaume), qui se développa considérablement jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. Car en effet, la KWU, comme d’ailleurs toute l’Alsace et Strasbourg en particulier, bénéficièrent grandement des importants investissements réalisés par l’Allemagne dans tous les secteurs de l’économie et de la culture, en partie pour acheter le cœur des Alsaciens, en partie aussi pour montrer au monde la supériorité allemande. Et effectivement, l’université put s’installer dans de nouveaux locaux modernes situés au cœur de la Neustadt, encore utilisés de nos jours. Le nombre de chaires augmenta dans toutes les disciplines et la KWU put accueillir des enseignants et des chercheurs renommés, tels Pasteur ou Roentgen. La bibliothèque, largement détruite lors des bombardements de 1870, fut reconstruite dans ses locaux actuels et compta jusqu’à un million de volumes en 1913. C’est ainsi que Strasbourg put accueillir de grands nombres d’étudiants en provenance de toute l’Europe. Concernant les langues, la romanistique se développa, mais elle se caractérisa par un certain conservatisme quant aux méthodes et par une dérive nationaliste chez certains philologues obsédés par l’ennemi héréditaire français. Certains professeurs nommés sur la chaire de romanistique se piquaient d’ailleurs de ne pas parler le français. La germanistique fut dotée de deux chaires et se développa elle aussi considérablement. Enfin, il faut noter une innovation remarquable, la création de la première chaire européenne d’études anglaises en 1872.
Le retour à la France en 1918 marqua le début d’une refondation de l’université. Les professeurs allemands furent expulsés et remplacés par des professeurs français et alsaciens recrutés sur des critères patriotiques. Pendant quelque temps le gouvernement interdit à l’université tout contact avec l’Allemagne, largement en raison d’un fort courant autonomiste chez les étudiants, dont une des variantes revendiquait le retour à la nation allemande. Cette refondation eut lieu largement pour les mêmes raisons qu’après 1870, le désir, cette fois-ci du gouvernement français, de montrer la supériorité du pays d’appartenance de l’université. Elle bénéficia d’investissements conséquents, et elle put recruter des universitaires de grande qualité, tels par exemple le russisant Lucien Tesnières, le linguiste germaniste Jean Fourquet ou l’historien Marc Bloch. La Faculté des lettres fut créée en 1919, avec des enseignements de littérature et de philologie en allemand, en anglais, en espagnol, en italien et en russe, auquel s’ajoutèrent d’autres langues slaves (le polonais, le tchèque et le slovaque). Les cours de langue proprement dits étaient assurés par des maîtres de langues, souvent natifs. Cette période vit aussi une importante croissance du nombre des étudiants étrangers désireux d’étudier en français. L’université finit par mettre l’accent sur la culture et la langue allemandes, largement pour former des officiers de l’armée française et les familiariser avec « l’ennemi héréditaire ». De l’avis général, l’université de Strasbourg était devenue une des plus importantes en Europe, et la deuxième en France après la Sorbonne. La situation se dégrada dans les années trente, avec le développement du nationalisme et de l’antisémitisme parmi les étudiants.
Les années les plus sombres de l’université de Strasbourg furent certainement celles de la Seconde Guerre Mondiale. Les Nazis installèrent une Reichsuniversität à Strasbourg, ce qui amena l’université de Strasbourg à entrer en résistance et à se replier à Clermont- Ferrand, emmenant avec elle la majorité des professeurs. La Reichsuniversität fut assez richement dotée par Berlin, mais la plupart des professeurs étaient membres du parti nazi, et les « recherches », si on peut employer ce terme, étaient motivées par l’idéologie nazie. Les philologues participèrent à l’élaboration de la grande conception nazie selon laquelle les Germains étaient les descendants les plus « purs » des Indo-européens d’origine (Indogermanen en allemand) et qu’ils avaient été moins corrompus que les Latins par des mélanges avec des peuples « inférieurs », i.e. les Juifs. Un institut de « biologie raciale » fut créé, avec une chaire d’« hérédité humaine et hygiène raciale ». August Hirt, un professeur d’anatomie, se livra à d’inhumaines « expériences » sur des cobayes en provenance du camp de concentration alsacien de Struthof-Natzwiller. L’université de Strasbourg à Clermont-Ferrand fonctionna tant bien que mal jusqu’à sa liquidation en 1944, même après l’installation de la Gestapo dans cette ville. Il semble qu’elle bénéficia de la résistance passive de nombre de fonctionnaires. Mais les Nazis engagèrent une répression féroce dont furent victimes des gens comme Jean Cavaillès, René Capitant, Lucie Aubrac et Marc Bloch.
Après la guerre, l’université de Strasbourg se releva de ses cendres. Elle se réinstalla dans sa ville d’origine et recommença à se développer. Albert Hamm distingue deux périodes, celle de 1945 à 1956 et celle de 1956 à 1967. La première, que l’auteur appelle « la seconde refondation », vit une augmentation considérable du nombre des langues enseignées, à commencer par l’arabe et le néerlandais dans les années quarante, suivis dans l’ordre par le norvégien, le portugais, le suédois, le danois, le serbo-croate, l’hébreu, le roumain dans les années soixante, puis le grec, le hongrois, le persan, le bulgare, le turc, et pour finir, le japonais en 1986 et le chinois en 1988. La seconde fut celle du développement de nouvelles méthodes pédagogiques pour faire face à l’afflux d’un nouveau public d’étudiants ; elle fut aussi, selon l’auteur, celle des prémices de nouvelles mutations en lien avec la société de cette époque, et qui explosèrent en 1968. Cet épisode fut à l’origine de la séparation de l’université en trois entités, l’Université Louis Pasteur, plutôt scientifique, l’Université Robert Schuman, consacrée à l’économie et au droit, et l’Université des Sciences Humaines, plus tard Université Marc Bloch, qui abrita une Faculté des langues en grande expansion et diversification jusqu’à nos jours. L’auteur du livre, Albert Hamm, fut un des présidents de l’USHS (1993‐1998) et il connaît bien son histoire récente pour l’avoir vécue de l’intérieur. Il envisage l’écriture d’un second volume qui aborderait l’histoire des langues et des cultures étrangères à l’Université depuis cette période jusqu’à nos jours, avec deux écueils à surmonter toutefois, un conflit d’intérêt potentiel du fait de sa Présidence assez récente, et surtout le fait que les archives ne sont pas aussi bien tenues qu’autrefois. Mais il est probable que le lecteur de ce premier volume sera grandement intéressé par une suite et qu’une demande en ce sens se fasse jour.
L’ouvrage est en effet fort bien écrit et très agréable à lire. Il est d’une remarquable clarté, avec une structure qu’on retrouve avec plaisir dans chacun des neuf chapitres regroupés dans les quatre parties qui le constituent. L’auteur commence toujours par l’histoire globale de l’université pendant la période concernée. Il se concentre ensuite sur les langues et montre les changements que chaque période a apportés à leur développement. Le texte est toujours très richement illustré de données numériques très précises, et précieuses, quant aux nombres d’étudiants, avec leurs caractéristiques en termes de sexe, d’origine sociale et géographique, de matières étudiées et de diplômes délivrés. Les enseignants sont nommés avec les dates de leurs carrières et leurs statuts. Les locaux sont mentionnés en détail, de même que les rapports de l’université avec la ville et les états, pas toujours très faciles. Toutes ces données sont ensuite synthétisées en fin d’ouvrage dans une série d’annexes.
La bibliographie, enfin, s’appuie sur d’importantes sources administratives et pédagogiques ainsi que sur les archives départementales. Elle comprend surtout un grand nombre d’ouvrages et d’articles de diverses origines, dont certains écrits par l’auteur lui-même, qui étudie l’histoire de cette université depuis longtemps ; on y trouve également des références à un grand nombre de sites web qui donnent accès entre autres à des rapports, des annuaires et à diverses ressources électroniques. Mentionnons également un grand nombre de revues citées, parmi lesquelles Les Langues Modernes.
Terminons par une petite suggestion. Cet ouvrage est donc plutôt une somme académique fort bien rédigée, une synthèse très claire et très riche de centaines de sources. Il s’agit d’un outil pour le chercheur susceptible d’utiliser pour son propre usage les données qui foisonnent dans le texte. Mais elles n’ont que peu de chances d’intéresser le lecteur non engagé dans une recherche historique. Il serait dès lors peut-être intéressant de donner une version beaucoup plus courte qui ne ferait que résumer certaines des données.
En somme, ce livre d’Albert Hamm est un ouvrage magistral, fort bien écrit, d’une richesse considérable, susceptible d’intéresser à la fois les historiens et le grand public, notamment alsacien, qui s’intéresse à l’histoire de cette université tout à fait extraordinaire, unique dans le monde.