- Yves Griffon, La langue bretonne et l’école républicaine. Témoignages de mémorialistes , CRBC Rennes-2 – Université Européenne de Bretagne, 2008, 202 p. 15 euros.
(CRBC Université Rennes 2, dépt de breton et celtique, place du recteur Le Moal CS 24307 - 35043 Rennes Cedex
ISBN : 978-2-917681-00-8)
Voici un ouvrage qui complète heureusement les derniers ouvrages édités par les Presses Universitaires de La Méditerranée sur le sujet de l’école et des langues régionales
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Issu d’un travail universitaire, écrit avec élégance et clarté, l’ouvrage d’Yves Griffon s’ouvre par 85 pages de rappels historiques intitulées « Mise en place d’un enseignement républicain ; le breton en est exclu ».
Le choix de la présentation chronologique met en lumière le rôle progressif joué par l’école quant au processus de substitution du breton par le français. Une place conséquente est accordée à l’interaction de ce processus avec le combat laïque. Cette partie historique s’achève sur la « prise de conscience de l’identité bretonne ».
La deuxième partie de l’ouvrage aborde les ouvrages étudiés, classés en trois catégories : récits autobiographiques, histoires de vie transcrites par un enquêteur, biographies croisées transcrites par un enquêteur. La troisième partie, intitulée « Une image de l’école à nuancer », analyse l’ensemble du corpus recueilli, qu’elle confronte à un complément de témoignages oraux recueillis par l’auteur de l’étude.
L’ensemble de l’ouvrage est fort instructif, au-delà même de la question des rapports du breton et de l’école.
_La synthèse historique (Première partie) éclaire le lecteur sur les spécificités de la situation bretonne (qu’il s’agisse du rôle peut-être plus grand qu’ailleurs de l’Église ou de la collaboration d’une partie du mouvement breton avec l’occupant nazi), et permet des comparaisons fructueuses avec l’ensemble français concernant le rôle de l’école dans le destin des langues dites « régionales ».
_L’originalité de l’ouvrage d’Yves Griffon réside dans l’étude systématique du corpus étudié dans la deuxième partie de son livre : 16 ouvrages au total, dont certains ont des auteurs connus au-delà de la Bretagne (Per-Jakez Hélias ou Anjela Duval).
Ces témoignages, directs ou indirects, émanent tous de Bretons ayant connu l’école de la IIIe République. Ce corpus a été constitué par l’auteur après dépouillement de quantité de récits de vie édités au XXe siècle. Parmi ceux-ci, il a retenu ceux qui faisaient une place à l’école.
Ces récits sont d’abord dépouillés suivant une grille comparative où sont renseignés les points suivants : nom de l’auteur, titre de l’œuvre, date de naissance, origine sociale, âge d’entrée à l’école, langue parlée, école fréquentée (publique ou privée), le breton, un interdit à l’école, la pratique du « symbole », cet objet rituel qui était donné aux élèves surpris à parle breton et dont ils devaient se débarrasser auprès d’un camarade qu’ils prenaient lui-même sur le fait, le dernier en possession du symbole étant puni, réactions des élèves devant le « symbole », conséquences éventuelles, sentiments exprimés sur l’école.
_L’auteur, enseignant de lettres classiques, complète ce dépouillement par une approche pertinente du type de textes étudié et de la spécificité du discours autobiographique, s’appuyant, entre autres, sur les travaux de Philippe Lejeune.
Il n’ignore pas les rapports complexes qui lient la réalité et sa transcription, voire son récit oral et consacre une part de son étude à ce processus de « reconstruction du passé », ainsi qu’au « statut » de ce type de texte, entre œuvre littéraire et témoignage sociologique.
Il aborde notamment la volonté exprimée par maint auteur d’élargir le récit singulier jusqu’au témoignage social : « Le "moi" de l’écrivain est présent à travers les multiples aventures personnelles qu’il narre, mais il lui importe aussi d’analyser "la singularité du conditionnement par le champ social où il s’inscrit" », dit Yves Griffon, citant une étude de Francis Favereau sur Hélias.
L’origine rurale de tous les témoins est étudiée, ainsi que la place de ce milieu dans le récit et le bouleversement global constitué par la scolarisation et son corollaire l’apprentissage du français :
« L’apprentissage du français, langue des villes, "langue des bourgeois", introduit une mentalité urbaine dans une société rurale dont la langue risque d’en être déconsidérée, et fait de l’école le moyen du "passage entre deux sociétés, deux cultures" », dit encore Griffon.
Des pages passionnantes sont consacrées à la « reconstruction du passé » par les récits de vie, qui oscillent entre deux réalités, « la réalité vécue par l’auteur » et « la réalité historique, sociale, culturelle, qui influe sur la première ».
Cette reconstruction, cependant, s’appuie sur « la volonté de dire la vérité, ou tout au moins sur une recherche d’authenticité ». Et ce jeu entre volonté de vérité et embellissement littéraire (relevant de la pratique poétique ou de l’exercice du conte, par exemple) est analysé avec beaucoup de subtilité, à partir de l’étude précise des textes.
De même est analysée l’ambivalence des sentiments des témoins par rapport à l’écartèlement induit par leur scolarisation : entre regret nostalgique des origines et nécessité ressentie de quitter celles-ci, rupture sociale et rupture linguistique étant intimement corrélées, ce qu’analyse un chapitre intitulé « Des récits de vie : l’école et la "débretonnisation" ».
L’interdiction du breton à l’école est unanimement rappelée par les témoins, ainsi que la variété des punitions liées à l’usage massif du « symbole ». L’analyse des sentiments exprimés par les témoins face à ces états de fait révèle un rejet global de l’école et de ses pratiques.
Les témoins sont très sceptiques, pour le moins, sur l’efficacité des méthodes d’apprentissage du français : « Nous apprenions une langue que nous ne parlions pas, et nous parlions une langue que nous n’apprenions pas », dit l’un d’entre eux…
Cependant, la plupart notent le sentiment de honte induit par les mêmes pratiques scolaires à l’égard de ce qu’ils étaient, sentiment exprimé par quantité de formules souvent violentes. « L’acquisition du français est apparue comme une nécessité, et le breton, proscrit de l’école, "synonyme de pauvreté, symbole d’ignorance et promesse de dérision" », résume Griffon, citant Le Cheval d’orgueil d’Hélias.
Nous avons souligné les qualités de l’ouvrage d’Yves Griffon. Ajoutons le souci que révèle sa troisième partie « Une image de l’école à nuancer » : ne pas s’en tenir à l’impression massive révélée par les témoignages d’écrasement d’une culture. Comprendre le rôle joué par les intéressés eux-mêmes dans ce processus, entre adhésion volontaire et aliénation. « La politique de francisation par l’école s’est traduite par le rejet du breton, et les conséquences préjudiciables qui en ont résulté pour les bretonnants. »
Griffon ébauche un élargissement de la perspective à d’autres régions de France et d’ailleurs, comme la Sardaigne, en s’appuyant toujours sur un corpus littéraire.
Mais il a le souci de montrer comment les témoins pouvaient parfois adhérer au projet conçu pour eux par l’école républicaine.
Conséquence logique du statut des « écrivants » analysés : c’est leur accès à l’instruction qui leur a permis le retour réflexif sur les conditions de celle-ci, il n’est donc pas surprenant de les entendre tour à tour déplorer la fin d’une époque et d’une civilisation, les attaques imposées à une culture… et le plaisir trouvé dans l’apprentissage d’une autre culture.
Le chapitre II de cette deuxième partie est consacré à « L’emploi du breton par les instituteurs », et nous y retrouvons des échos des figures de Pastre, Mouly, Lucciardi, analysées par L. Bonet, M. Lafon ou E. Gherardi dans l’ouvrage que nous avons coordonné avec Hervé Lieutard, L’École française et les langues régionales.
Enfin, Y. Griffon a tenu à compléter son analyse du corpus écrit par celle de témoignages oraux.
La conclusion de l’ouvrage ouvre sur une perspective positive, celle du retour du breton à l’école : « Nous rejoignons ici le rêve déçu de Guillaume Kergoulay : "Il fallait nous apprendre en même temps les deux langues au lieu de nier l’une au profit de l’autre. Le bilinguisme aurait été notre richesse." Est-ce possible, aujourd’hui ou demain ? »
Remarquons l’abondante bibliographie qui clôt le livre d’Yves Griffon et qui ajoute aux références de son corpus de textes le signalement d’ouvrages généraux sur la situation bretonne et l’enseignement en France, ainsi que d’études spécialisées portant notamment sur le breton et l’école (79 références).
On ne peut que déplorer, après la lecture de cet ouvrage, le décès accidentel de l’auteur qui venait de reprendre des études de breton une fois arrivé à la retraite. Son ouvrage mettait en lumière un souci d’échapper aux stéréotypes quels qu’ils soient, une recherche scrupuleuse de la nuance, le souci de l’exactitude historique et le maniement précis des outils les plus récents d’analyse du texte, qualités qui relevaient à la fois des méthodes de l’historien et de celles du littéraire.
L’ouvrage édité par nos collègues de Rennes n’en est que plus précieux par les pistes qu’il donne. Dans le cadre du travail de notre équipe de recherche, si j’ai pour ma part, analysé la place de l’école et de l’occitan dans trois récits de vie du siècle dernier, les grilles d’analyse utilisées par Y. Griffon devraient nous permettre de travailler sur un corpus plus important après avoir bien sûr, dans un premier temps, comme il l’a fait pour la matière bretonne, soigneusement constitué le corpus.
Marie Jeanne Verny, mcf occitan, Université Paul Valéry, Montpellier
(co-secrétaire FELCO, Fédération des Enseignants de Langue et Culture d’Oc)