Quelques conclusions personnelles sur les « Conclusions du Conseil sur l’indicateur européen des compétences linguistiques » de 2006, par Christian PUREN

vendredi 8 septembre 2006
 Christian PUREN

Par Christian Puren
Université de Tallinn (Estonie)
et de Saint-Étienne (France)
christian.puren@gmail.com

Les « Conclusions du Conseil [de l’Europe] sur l’indicateur européen des compétences linguistiques » publiées au Journal officiel de l’Union européenne [1] ont de quoi surprendre les enseignants et les didacticiens. Elles m’ont pour ma part proprement stupéfait, et je voudrais ici brièvement expliquer les différentes raisons de cette réaction immédiate, et les conclusions que j’en tire pour ma part.

On me permettra de reprendre pour ce faire la belle rhétorique administrative de ce document.

L’auteur du présent texte

AVERTIT

1. ... qu’il écrit ces lignes à titre personnel, et sans engager l’APLV, même s’il lui demandera de le faire prochainement (cf. infra dernier point, n° 13).

2. ... qu’il n’a jamais été candidat pour faire partie du groupe des experts en langues du Conseil de l’Europe, qu’il ne l’est toujours pas (mais cela, les lecteurs vont vite le constater par eux-mêmes !...), et qu’il n’a par ailleurs jamais été sollicité pour en faire partie (les lecteurs vont vite comprendre aussi pourquoi...). Je ne cherche dans ce texte à régler aucun compte personnel, et le voudrais-je que je ne le pourrais pas, puisque ses auteurs sont anonymes, et que je ne les connais pas.

CONSTATE

3. ... que le recours à des « tests objectifs des connaissances linguistiques » (sic, je cite) est en contradiction complète avec toute l’orientation du Cadre européen commun de référence (CECR) et l’approche communicative que le Conseil de l’Europe a préconisé et maintient lui-même par ailleurs [2] :

3.1 L’objectif de l’approche communicative est l’acquisition par l’apprenant d’une compétence (de communication), et il est impossible d’extrapoler une telle compétence à partir de simples connaissances (linguistiques ou culturelles), ou même d’une application de ces connaissances en situation d’évaluation. Tous les professeurs de langue savent d’expérience (celle de la salle de classe) qu’un apprenant peut connaître une règle de grammaire (l’énoncer) et même savoir l’appliquer (dans un exercice ad hoc) sans pour autant l’avoir « assimilée » ou se l’être « appropriée », c’est-à-dire sans être capable de l’utiliser spontanément pour des besoins personnels de communication. Tous les professeurs de langue savent d’expérience (celle de l’accompagnement de séjours linguistiques) que ce ne sont pas forcément les plus forts en grammaire ou en lexique qui nouent et maintiennent le plus facilement les contacts les plus conviviaux et profitables à l’étranger.

Ces « Conclusions » de 2006 s’intitulent « Conclusions du Conseil sur l’indicateur européen des compétences linguistiques » (je souligne), et s’appuient en particulier sur « la résolution du Conseil du 14 février 2002 sur la promotion de la diversité linguistique et de l’apprentissage des langues », qui préconisait de « mettre en place [...] des systèmes permettant de valider les compétences linguistiques » (je souligne à nouveau), alors que ce qui est proposé ici pour l’évaluation, ce sont, comme nous l’avons vu plus haut, des « tests objectifs des connaissances linguistiques ». Il y a une grave contradiction entre l’objectif annoncé et le moyen retenu, dont on peut s’étonner qu’elle ait échappé à la vigilance du Conseil de l’Europe : un « indicateur européen des compétences linguistiques » ne peut être mis en œuvre dans un test de connaissances, et à l’inverse un test de connaissances ne donne aucune indication directe sur les compétences.

On peut certes discuter du degré de validité que l’on peut accorder à des extrapolations de résultats de tests de connaissances linguistiques en termes de compétence communicative - c’est d’ailleurs sur le postulat d’une validité suffisante de ce type d’extrapolation que repose toute l’argumentation des promoteurs de tests tels que le TOEIC ou le TOEFEL. Mais il est proprement invraisemblable qu’un document de ce statut sur l’évaluation, tel que ces « Conclusions », confonde ou feigne de confondre entre deux concepts qui relèvent actuellement de la formation didactique de base d’un enseignant débutant. Il ne s’agit apparemment pas d’un lapsus terminologique(toujours possible, même dans un texte officiel...), puisque l’on signale à la fin de ce document la possibilité de réaliser cette évaluation « par voie électronique » : ce qui est envisagé, ce sont bien des tests de connaissances de type QCM avec correction automatique par informatique.

3.2 La compétence de communication a été définie par ce même Conseil de l’Europe, dès la publication des Niveaux seuils des années 1970, comme intégrant une indispensable composante socioculturelle. À juste titre : on choque plus aisément ses interlocuteurs et on risque plus sûrement la rupture de la communication avec eux du fait d’une erreur de comportement culturel que du fait d’une erreur de comportement langagier (i.e. une « faute de langue »), et il est certain que le seuil minimal de compétence langagière implique un seuil minimal de compétence culturelle : même pour simplement « saluer », il faut savoir à qui, quand, où et comment le faire en disant « Salut », « Bonjour » ou « Bonjour Madame ». Devant la difficulté à évaluer la compétence socioculturelle, les auteurs du CECR de 2001 ont certes réduit plus ou moins subrepticement leurs ambitions à la compétence qu’ils ont nommée « sociolinguistique », mais celle-ci reste toujours une compétence, ce n’est toujours pas une connaissance (et surtout pas une connaissance linguistique !...). Ce n’est pas parce que ces tests de connaissances porteraient sur ce qu’il est coutume d’appeler des « compétences » (compréhension orale, compréhension écrite et expression écrite) qu’ils seraient pour autant valides en termes d’évaluation de ces compétences : les auteurs jouent sur les mots, sans le dire ou sans le savoir (j’hésite sur l’interprétation qui leur serait la plus favorable...).

3.3 Il n’est fait aucune allusion dans ce texte à la nouvelle « approche actionnelle » pourtant préconisée dans le dernier grand texte d’orientation du Conseil de l’Europe, le CECR, qui donne pour finalité à l’enseignement des langues en Europe de former l’apprenant à être un « acteur social ». J’admets bien volontiers qu’il est bien plus difficile d’évaluer la « compétence actionnelle » et les qualités d’un acteur social que les connaissances linguistiques. Par contre je n’admets pas, parce que ce n’est pas admissible, qu’un texte du Conseil de l’Europe ne mette même pas ses propres textes en perspective avec ses textes antérieurs, de manière à donner à l’ensemble un minimum de cohérence.

4. ... que selon les auteurs de ces « Conclusions », « ces données [recueillies par ces tests standardisés] permettront, grâce à un échange accru d’informations et d’expériences, de recenser et d’échanger les bonnes pratiques en matière de politiques et de méthodes d’enseignement des langues ».

Là, vraiment, je crois rêver !... Cela fait plus de trente ans que les pédagogues ont abandonné un projet similaire qu’ils avaient caressé un temps, celui de dégager des règles générales et universelles quant aux méthodes d’enseignement à partir d’observations de classes d’enseignants repérés comme efficaces. Écrire en 2006 que l’on peut dégager de « bonnes pratiques » a priori, en dehors de toute référence à tel ou tel environnement d’enseignement-apprentissage, et qui plus est non pas à partir d’observations de pratiques, mais à partir de résultats d’élèves à des tests de connaissances linguistiques, est une énorme stupidité (s’il faut prendre l’énoncé au premier niveau) ou une aimable plaisanterie (s’il faut le prendre au second niveau) : interviennent en effet sur les résultats de l’apprentissage, comme le savent d’expérience tous les enseignants, bien d’autres paramètres au moins aussi lourds que les pratiques d’enseignement, tels que la motivation des élèves, leur familiarité avec la culture scolaire, leur maîtrise des stratégies d’apprentissage ou encore l’appui de leur entourage familial. Mais quel que soit le cas de figure (stupidité ou plaisanterie), il ne devrait pas avoir sa place dans ce genre de document, que l’on suppose a priori raisonnable et sérieux. J’imagine les réactions de mes collègues français à qui l’on proposerait comme modèles les « bonnes pratiques » des enseignants du Lycée Louis Le Grand de Paris ou La Bruyère de Versailles au prétexte que les résultats de leurs élèves au test européen seraient les meilleurs de France !... Il y a certainement de bonnes pratiques (sans guillemets) au collège Karl Marx de Villejuif ou Jean Moulin du Havre, mais c’est aussi parce qu’elles y sont adaptées à leurs élèves, et elles n’ont de ce fait pas plus vocation à servir de modèles pour le reste de la France et l’Europe toute entière.

S’INTERROGE

5. ... sur ce que sont devenues les finalités du Conseil de l’Europe concernant la lutte contre les stéréotypes, la compréhension entre les peuples et le respect de la diversité culturelle des pays européens encore rappelée dans ces « Conclusions » : « Toutes les langues européennes sont, du point de vue culturel, égales en valeur et en dignité et font intégralement partie de la culture et de la civilisation européennes ». Force est de constater que ces finalités aussi généreuses que bien affichées sont totalement absentes des critères supposés rendre compte des « bonnes pratiques », et qu’elles s’effacent complètement devant les contraintes techniques et financières avancées. On reconnaît en effet dans ces « Conclusions » - je cite - « la nécessité d’éviter toute charge administrative ou financière indue pour les États membres », et celle de « respecter pleinement la responsabilité des États membres quant à l’organisation de leurs systèmes éducatifs et de ne pas imposer à l’organisation et aux institutions concernées une charge administrative ou financière excessive » (je souligne : mes lecteurs apprécieront la marge... d’appréciation que permettent ces deux termes).

S’INQUIÈTE

6. ... d’une idéologie de la croissance économique indéfinie qui serait en soi porteuse de progrès, à savoir (pour l’Europe en l’occurrence dans ces « Conclusions »), de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Est-il aussi évident pour tous les Européens que la compétition, la croissance et le dynamisme économiques - fûssent-ils de la connaissance - sont en soi des facteurs de cohésion sociale ? Ce n’est pas tant ici cette idéologie qui me choque, même si elle est en contradiction, entre autres, avec la dénonciation de la « fracture numérique » de la part de ce même Conseil de l’Europe. Ce qui est inacceptable, c’est le fait que cette idéologie ne soit pas clairement explicitée et justifiée dans un texte pourtant destiné à des lecteurs de toute l’Europe, qui appartiennent à des aires culturelles que l’on reconnaît par ailleurs différentes et respectables. Je ferai grâce du ridicule qu’il y a à mobiliser un objectif aussi ambitieux (rien de moins que la construction d’une « économie de la connaissance ») dans un document qui concrètement ne propose en définitive qu’une simple évaluation des connaissances linguistiques par QCM auprès d’échantillons d’élèves supposés « représentatifs ».

7. ... de l’absence de compatibilité entre ce type de test proposé dans ces « Conclusions » et les épreuves actuelles du baccalauréat français. Je m’inquièterais encore bien plus si cet examen devait s’aligner sur ce type de tests, comme le voudrait pourtant la logique de la recherche des meilleurs résultats possibles à ces évaluations comparatives à l’échelle de l’Europe. Il semble qu’on n’en soit pas là, heureusement, et qu’il y ait actuellement au contraire une volonté institutionnelle, dans les épreuves de fin de cursus scolaire en France, de prendre en compte les orientations de l’approche communicative et de la perspective actionnelle : mais alors la contradiction n’en deviendra que plus forte entre les objectifs fixés en France aux enseignants et les critères d’évaluation de leurs pratiques au niveau européen.

8. ... d’une affirmation dans ce document selon laquelle « la méthode de collecte des données devrait tenir compte des travaux antérieurs réalisés dans ce domaine aux niveaux international, communautaire ou des États membres, et être conçue et appliquée d’une manière efficace en termes de coûts » (je souligne). Un étudiant en première année d’économie sait que la seule question cohérente en l’affaire est celle de la rentabilité, qui concerne la relation entre l’efficacité et le coût. Ce lapsus (parce que là c’en est un) est en fait très significatif... et fort inquiétant, parce qu’il renvoie à tout le discours de promotion de tests internationaux bien connus évaluant les connaissances linguistiques par voie électronique, où ils sont présentés comme tout à la fois bon marché et efficaces en termes d’évaluation de la compétence sur le terrain. Ces « Conclusions » du Conseil de l’Europe ne peuvent qu’ouvrir plus grande encore la porte, dans l’enseignement public français, à des certifications étrangères basées sur ce type d’évaluation, avec tous les effets pervers prévisibles sur les attentes des élèves et des parents d’élèves.

PROPOSE

9. ... que le Conseil de l’Europe commence enfin à réfléchir à la contradiction structurelle entre sa volonté affichée de promouvoir la diversité culturelle de l’Europe par l’apprentissage des langues, et simultanément celle, très concrète et assumée dans ces « Conclusions », d’y harmoniser les pratiques d’enseignement-apprentissage des langues de manière bureaucratique (je ne dis pas "technocratique", parce que cet adjectif renverrait en l’occurrence au moins à une certaine compétence didactique) alors que ces pratiques font partie de plein droit des cultures sociales correspondantes. Tout ce qui est culturel n’est certes pas pour autant respectable et à conserver, mais là aussi, le lecteur était en droit d’attendre un minimum de problématisation, au lieu de conclusions énoncées sans aucune prudence comme relevant de l’évidence rationnelle.

10. ... que le Conseil de l’Europe, à défaut de pouvoir expertiser ses experts, fasse en sorte du moins que dans leur groupe soit assurés une réelle diversité de compétences et d’expériences ainsi qu’un réel débat scientifique, conditions qui pourraient éviter à l’avenir que ne soient publiés sous sa responsabilité des textes aussi discutables tant du point de vue didactique que politique et idéologique. Il en va de sa crédibilité, et il en va aussi (ce qui m’intéresse au moins autant dans l’immédiat) de l’avenir de l’enseignement des langues vivantes étrangères dans mon pays, la France. Ce n’est certainement pas avec ce genre de texte que l’on va motiver les enseignants français à innover, et sa logique fondamentalement centralisatrice et bureaucratique ne peut qu’aider à y prolonger une détestable tradition d’autoritarisme chez un certain nombre d’IPR, qui ont déjà remplacé sur le terrain les anciennes manies de tel ou tel inspecteur général par de nouveaux diktats qui s’appuient désormais sur l’autorité des « experts » du Conseil de l’Europe.

11. ... que ce genre de texte soit désormais signé nominalement par les membres de l’équipe de rédaction et son responsable. J’aurais bien aimé leur communiquer directement mes réactions, et les interpeller personnellement sur ce que je considère être leurs erreurs, contradictions, lacunes et biais idéologiques.

ESPÈRE

12. ... que les auteurs inconnus de ce texte voudront bien répondre nominalement aussi publiquement que je les interpelle ici, de manière à initier une controverse publique à laquelle je convie tous les enseignants sur ce site de l’APLV. Ce sera pour moi la preuve que, en dépit des apparences, ils considèrent malgré tout les professeurs de langues comme des professionnels compétents et des citoyens responsables. Les expertises peuvent être utiles, à condition qu’elles ne soient considérées que comme des pièces versées au débat démocratique. Il y a une forte contradiction à demander aux enseignants de former leurs élèves à la responsabilité citoyenne, et à proposer par ailleurs à leurs instances hiérarchiques, sans les consulter, des « conclusions » qui engagent lourdement la conception de leur mission.

APPELLE

13. ... par conséquent ces enseignants à réagir eux aussi à ces « Conclusions ». En commençant sur ce site de l’APLV. Il ne s’agit dans ce document que de « recommandations » (comme dans tous les textes du Conseil de l’Europe, d’ailleurs, comme le nom de cette instance l’indique). Il nous faut faire savoir clairement aux autorités éducatives françaises que nous considèrerions inacceptable qu’elles suivent de telles recommandations, et je demande, en tant qu’adhérent de l’association et membre de son Comité, qu’une action en ce sens soit rapidement engagée par l’APLV.

© APLV-Langues Modernes


[1Référence 2006/C 172/01, accès direct sur le site de l’APLV

[2Cf., dans les attendus de ces «  Conclusions  », la référence au «  projet de recommandation du Parlement européen et du Conseil sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie qui mentionne la capacité de communiquer dans une langue étrangère comme une compétence clé  ».