François Ost Paradoxes et paradigmes de la traduction
Institut Goethe, 6 juin 2013, (suivi d’un débat avec les traducteurs Jean-Pierre Lefèbvre et Marie Vrinat)
Pourquoi « paradigmes » ? Le terme de paradigme est ici compris dans le sens de « modèle » ; la traduction, comme Ost la comprend et décrit, peut être un modèle pour la vie sociale en général.
A partir du mythe de Babel il y a toujours eu une forte aspiration à la recherche d’une langue originelle (Ursprache) qui permettrait une communication universelle. Il s’agit aussi de cette chimère d’une langue parfaite.
En plus ce mythe de Babel a profondément ancré dans les cultures chrétiennes le fait que l’existence d’une multitude de langues est à l’origine d’une faute.
On peut observer que tout langage unique au sein d’une communauté humaine tend à se babéliser (Ricoeur). La dispersion des langues est inéluctable et n’est pas une fatalité.
Ost veut montrer que la traduction permet de poursuivre la voie de l’ouverture et de la créativité, ce n’est pas une technique ancillaire. Le malentendu peut être créatif.
Voici sept griefs de la traduction que François Ost dénonce pour tenter de les désamorcer :
1) « Babel est une punition divine. »
Au contraire de ce qu’est devenu le mythe au fil des temps, dans la bible l’épisode de Babel est un événement heureux. Il représente l’ouverture et la liberté. Le choc des langues est nécessaire à la créativité. (Dans les laboratoires les chercheurs se parlent dans leurs langues. Les résultats sont publiés en anglais.)
2) « Les langues naturelles ont des défauts (qu’il faut pallier en créant des langues artificielles). »
Plus une langue est cohérente moins elle peut signifier.
3) « La traduction est une tâche ancillaire aux frontières des langues. »
D’abord et surtout les traductions se font à l’intérieur des langues. Le jeu des registres, les strates historiques d’une langue, l’humour, l’ironie font que les locuteurs sans cesse « traduisent ».
4) La possibilité-même de la traduction est discutée.
L’intraduisible est ce qui autorise la traduction (Cf. le dictionnaire de Barbara Cassin). Il faut évidemment naviguer entre les deux extrêmes : la traduction est facile, la traduction est impossible.
5) On dévalorise le travail du traducteur.
Ce point est particulièrement développé par François Ost. La traduction est une écriture à part entière. L’auteur lui-même est un traducteur (cf. Michaux). D’après Derrida une traduction ajoute quelque chose au texte original, elle est « relevante ».
Voir les positions (souvent ironiques) de beaucoup d’auteurs : Cervantes (qui prétend traduire d’un manuscrit arabe) et Borges. (Voir aussi Les Nègres du traducteur de Claude Bleton.) Bien sûr il y a des différences de degrés entre l’œuvre « source » et l’œuvre « cible », des degrés de différente originalité. Il faut faire jouer le sens, prendre des risques. (Cf. la parabole des talents dans l’évangile selon Matthieu.) On traduit ce qu’un texte « fait » à la langue de l’auteur, et le traducteur le « fait » à sa langue. (Cf. Le traducteur cleptomane de Dezsö Kosztolanyi, et Entretien avec François Ost dans la revue Études de décembre 2012)
6) Les résultats sont contestés, « on ne peut jamais satisfaire les deux ».
Ce qui est sûr c’est que la traduction parfaite n’existe pas. La créativité est la marque d’une bonne traduction.
7) « L’unilinguisme s’impose. » (Et c’est bien sûr l’anglais.)
C’est un problème politique. Heureusement le multilinguisme est inscrit dans la vie des institutions européennes. « La langue de l’Europe est la traduction. » (Umberto Eco)
- François Ost : Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, Fayard 2009
- Barbara Cassin : Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Seuil 2004
François Ost est juriste et philosophe à Bruxelles.