Paru dans le n° 2/2006 des Langues Modernes.
Le décès récent de l’un des derniers survivants de la Première Guerre Mondiale, le 26.02.2006, E Gilson, qui avait déclaré lors d’une interview « pour éviter les guerres, il faut apprendre les langues » (cité, me semble-t-il, dans la Voix du Nord), m’a incité à relire des anciens numéros des Langues Modernes parus pendant la période 1914-1918. On peut y constater que nos collègues, s’ils ne pensaient peut-être pas à ce moment au problème pédagogique « d’enseigner le mal », le vivaient quotidiennement : il suffit de consulter la liste des tués, des blessés, des citations de la rubrique « Au Champ d’Honneur » qui ouvrait chaque numéro...
La revue reflète aussi ce qu’on pourrait appeler la folie patriotique de l’époque, mettant en relief les stéréotypes et les représentations concernant l’Allemagne. A ce propos, dans un article intitulé « A propos des sermons allemands », une collègue critiquait la fausseté d’extraits de sermons allemands publiés par le Standard du 4 décembre 1915 et reproduits par divers journaux français, dont les Langues Modernes de janvier-février 1916. Mais elle ajoutait quelques passages que je ne peux m’empêcher de citer afin que le lecteur ait une idée de ce que la presse, seul vecteur d’information à l’époque, véhiculait.
Voici donc ce qu’écrivait notre collègue Geneviève Bianquis, agrégée d’allemand, en 1916 :
« ...Mais pourquoi inventer des textes quand nous en avons d’authentiques, insurpassables dans leur genre : les lettres du pasteur de la Cour A. Dryauder, les discours de Harnack, ou telles déclarations de Johannes Müller, le prophète écouté du néo-christianisme ? La même Semaine Religieuse qui accueille les rectifications de Seeberg apporte une bien jolie glane de textes trouvés dans une brochure parue à Tubingue et intitulée : La Guerre mondiale au jugement de la prédication protestante allemande (der Weltkrieg im Urteil der deutsch protestantischen Kriegspredi gt). L’auteur, E Koehler, a examiné près de 800 sermons de guerre et en a extrait la substance en 55 pages (ce qui est peu en comparaison de l’étendue des mêmes sermons). On y lit les phrases suivantes :
Nous croyons résolument que l’éternelle Providence se sert de notre peuple pour exécuter un jugement universel sur nos ennemis (p. 19).
Nous faisons la guerre comme une sainte croisade contre tout ce qui est profane et grossier dans ce monde (p. 31) .
L’Allemagne expérimente la guerre comme un service divin (p. 41).
Nous continuons pour notre part l’œuvre que le Christ a scellée par la croix, à savoir que le Prince de ce monde soit chassé, que la puissance des méchants soit brisée (p. 31).
Nous devons maintenant- et c’est à cela que nous sommes appelés- défendre Dieu contre le monde (p. 42).
La guerre est une éducatrice sans pareille ; elle nous enseigne à rejeter la douceur et la bonté de cœur. Le mot d’ordre est maintenant de frapper dans le tas (Dreingehauen), avec Dieu, à poings fermés et avec le tranchant de l’épée ! (p. 20).
... Mais la palme revient, je crois, à Johannes Müller dont je n’ai malheureusement pu consulter qu’un seul fascicule, le premier de sa série de guerre (Erstes Kriegsheft der Griinen Blatter). Nous tenons là la bonne source où le Standard aurait bien fait de puiser, mais il faudrait citer presque in extenso, et j’y renonce. Voici pourtant quelques perles :
La cause du genre humain et de l’amour de l’humanité est dans notre camp. Nous avons à la faire triompher contre la France, possédée d’une passion de haine, contre l’Angleterre possédée de manmon, et contre la Russie qui paraît possédée de tous les démons de l’enfer ; et c’est dans l’intérêt de la France, de l’Angleterre et de la Russie que nous la ferons triompher aussi. Car ces peuples ne seront sauvés de la perdition que s’ils sont délivrés de leurs démons (p. 156).
On a dit que la guerre est un châtiment de Dieu pour nos péchés. C’est un horrible blasphème. Cette guerre est une grâce imméritée que Dieu nous fait... Si la guerre est un châtiment, c’est un châtiment pour nos vertus, qui étaient trop grandes. Qu’on nous épargne ces fadaises, la guerre n’est pas une punition pour nos péchés. Elle n’a rien à voir avec nos péchés. Le châtiment, ç’aurait été que cette guerre ne vînt pas, car nous serions sans doute alors morts dans nos péchés et par nos péchés (p. 168-169)...
Nous qui sommes disciples de Jésus, nous devons faire la guerre objectivement (sachlich) comme le médecin qui opère, le juge qui condamne, le policier qui emploie la force ; sans irritation personnelle, sans fureur, sans rancune, sans joie de nuire aux pauvres êtres innocents qu’il faut abattre pour remplir notre mission, sans vouloir leur imputer ni leur faire expier les coups qu’ils nous portent. Notre colère doit être sainte, comme il sied aux exécuteurs de la volonté divine. C’est pourquoi il faut nous sanctifier en vue de la guerre. Nous ne pouvons combattre sans Dieu, mais au contraire unis à lui. Remplis de son esprit, brûlants de son ardeur, nous serons capables de frapper comme des anges à l’épée flamboyante et d’anéantir tout ce qu’il livrera entre nos mains. Et cette guerre, nous la ferons avec amour, avec compassion. Avec amour nous massacrerons ; c’est pleins de compassion pour l’ennemi que nous chercherons, par toutes les ressources de la violence, à le réduire en miettes ; c’est pleins d’une pitié infinie que nous déverserons sur les malheureuses victimes de la guerre des maux infinis. En vérité, la guerre est une grande occasion d’aimer nos ennemis et de leur prouver cet amour, bien que nous devions employer toutes nos forces spirituelles, intellectuelles et physiques à les terrasser et à les mettre hors de combat. (p. 178-179).
J’arrête ici mes citations et je conclus :
1° Les textes du Standard sont très probablement inexacts ;
2° Mais les pasteurs allemands ont dit des choses plus stupéfiantes encore ;
3° On aurait tort d’incriminer les pasteurs seuls ; je suis persuadée qu’on trouverait l’équivalent chez leurs collègues de toutes confessions si nous avions les textes de leurs écrits ou de leurs sermons ; quant aux savants, historiens, juristes, professeurs de toute discipline, écrivains, artistes, nous savons à quoi nous en tenir sur leur compte.
Geneviève Bianquis
Agrégée d’allemand »
C’était dansLes Langues Modernes n° 2 de mars-avril 1916.